Nos élèves et les réseaux sociaux : méthodologie d’enquêtes, et premiers enseignements.

TRAAM 2022

Mis à jour le mercredi 8 juin 2022 , par Aurelie Prillieux

 Le projet présenté par l’équipe des TraAM Guyane en cette année 2021-2022 était #Enfantsdunumerique : des pratiques digitales des jeunes à une véritable citoyenneté numérique.

Nous avions un objectif : optimiser et mettre à profit les usages préexistants des élèves pour les impliquer davantage dans leurs apprentissages info-documentaires.

Nous souhaitions donc cette année travailler à partir des pratiques réelles et usuelles de nos élèves. Ce projet rencontrait néanmoins un obstacle de taille : nous ignorions quelles étaient leurs pratiques actuelles.

Celles-ci sont sujettes à évolution rapide, en particulier ces deux dernières années, tant en matière d’équipement (la démocratisation grandissante des outils nomades a permis à nombre de familles de s’équiper), d’applications (notons le succès grandissant de Tik-tok, passés de 4 à 38% de 2018 à 2020 chez les 16-25 ans [1] et dont l’audience nous semblait encore avoir augmenté selon nos discussions informelles avec les élèves), que d’usages (le confinement lié au Covid a rendu nécessaire le développement des usages numériques au risque de se trouver déscolarisé, d’autant que les écoles sont restées fermées de Mars à Juillet en 2020 en Guyane).

La Guyane est, par ailleurs, nous le savions, un territoire sujet à une fracture numérique importante, et le décrochage lié à l’absence d’équipement, l’illectronisme, a été au cœur des préoccupations des enseignants lors des confinements successifs.

Où en étaient nos élèves ? Quelle place le numérique et les écrans prenaient-ils dans leur vie ? Quels réseaux leur étaient familiers ? Comment se saisissaient-ils (ou non) des problématiques associées à ces usages (cyber-dépendance, gestion des données personnelles, impact sur l’estime de soi…) ? Combien restaient en marge, éloignés de ces pratiques et dans la méconnaissance du monde numérique ?

Nous avons donc décidé de sonder les pratiques de nos élèves, à travers des questionnaires en ligne, des entretiens individuels ou en groupes, des séances et activités…

 Les enquêtes : panel interrogé et enseignements

Au collège Victor Schoelcher de Kourou, un premier questionnaire fut donc diffusé auprès d’un groupe réduit d’élèves (63 élèves), de 6ème, 5ème et 4ème. Élaboré par moi-même, il avait pour objectif de sonder l’équipement des élèves et leur accès à internet, leurs usages en général des réseaux et d’internet, et leur présence sur les réseaux sociaux.
Parmi les premiers enseignements et surprises de ces enquêtes : le fort taux d’équipement des élèves qui ont tous accès à un objet connecté au moins au domicile ; la proportion importante de ces jeunes élèves dont l’accès comme les usages ne sont contrôlés par aucun adulte (49% ont accès jour comme nuit sans limite, 61,9 % n’ont pas d’adulte référent avec qui évoquer des usages...)...Enfin, Internet au sens large est avant tout utilisé pour faire les devoirs, à 84%, premier usage à égalité avec le visionnage de vidéos et photos dans un but de détente.

Ce questionnaire devait être diffusé plus largement, mais il a rapidement été décidé d’intégrer le projet porté par des élèves de 4ème du collège Élie Castor de Sinnamary, qui créaient leur propre enquête, à destination des élèves de toutes les académies partenaire des traAms.

Il semblait intéressant d’obtenir un panel large en interrogeant tous les élèves du collège, afin d’éviter certains effets de biais : les pratiques ne sont évidemment pas les mêmes selon qu’on est un.e élève entré en 6ème ou un.e adolescent.e de 3ème, et les résultats peuvent être très différents selon le profil des classes interrogées. Toutes les classes furent donc conviées afin de répondre à ce questionnaire, s’intégrant dans un projet avec le pôle santé.
Néanmoins, si le grand nombre d’élèves interrogé permet d’avoir une vision assez générale, cela entraîne un autre biais : la sur-représentation des élèves de Kourou, qui ont un accès facilité au numérique par rapport à d’autres élèves de Guyane (notamment ceux vivant dans les villages isolés), sur les résultats globaux.
Ainsi, les résultats obtenus montrent de grandes similitudes avec ceux de métropole, et ne rendent pas compte de certaines problématiques auxquelles sont confrontés certains collègues dans leurs établissements isolés. Ces similitudes permettent néanmoins de faire des propositions de séances et activités qui seront adaptées à un plus large public.
Elles rendent compte par ailleurs d’une réalité statistique qui montrent que depuis quelques années les jeunes Domiens, en particulier Guyanais, ont un accès et un usage d’internet relativement similaires à ceux de métropole, selon une enquête de l’Insee, du moins pour ceux vivant dans des villes ayant un accès par la route, corroborée par une enquête de 2022 de l’Observatoire des usages digitaux. [2]
Ces enquêtes ont permis de confirmer ce qui ressort d’enquêtes plus larges et d’articles sur les pratiques des jeunes en général.
Les résultats de ces enquêtes sont disponibles ci-après :

 Des séances et des entretiens révélateurs de questionnements et d’un certain esprit critique

En parallèle, des séances furent animées afin que nos élèves s’expriment et réfléchissent sur les réseaux sociaux et leurs usages à travers différentes activités : tour à tour, ils furent spectateurs d’un spectacle écrit et joué par plus de 80 jeunes Kourouciens dans le cadre du projet «  Vivre et dire son quartier  » du théâtre de l’Entonnoir [3] ; ils créèrent un nuage de mots collaboratif ; ils participèrent à un débat mouvant à partir des arguments qu’ils avaient écrits (voir la séquence : ) ; ils jouèrent au jeu S’prit critique, S’team de soi créé par des professeurs documentalistes…
Pour découvrir les séances : https://doc.dis.ac-guyane.fr/Les-reseaux-sociaux-et-moi-quel-usage-quel-impact-quel-positionnement.html

Au travers de ces différentes activités, j’ai été surprise par la maturité et le recul critique dont pouvaient faire preuve des élèves très jeunes face à certaines problématiques.

Tout d’abord, à la question de savoir si, dans un monde idéal, les élèves conserveraient les réseaux sociaux ou les supprimeraient, ils furent 32,5% des élèves de 4ème interrogés à répondre qu’ils les enlèveraient, là où je m’attendais à une quasi unanimité sur leur persistance. 12,5% n’arrivaient pas à se prononcer : seuls 55% choisiraient leur maintien.

Élèves du collège Victor Schoëlcher - Kourou

(Un groupe de 4ème s’est positionné corporellement : à gauche de l’image, les élèves qui sont opposés au maintien des réseaux sociaux)

Parmi les arguments évoqués ? Le cyberharcèlement, certes. Mais en minorité. Ils mettaient plutôt l’accent sur l’ambivalence de leurs usages : « Je suis contre les réseaux sociaux car je trouve que je suis trop dessus donc j’ai l’impression de perdre mon temps, pourtant je n’arrive pas à m’en détacher. […] C’est mieux de passer du temps avec ses proches plutôt qu’avec son téléphone ». « Sans les réseaux sociaux on pourrait passer plus de temps avec la famille, les amis et consacrer plus de temps pour soi-même. Et quand nous sommes sur les réseaux nous sommes coupés du monde réel  ».
Il ressortait chez eux un désir de déconnexion, une envie de sobriété numérique, et furent donc développés lors des séances des conseils sur les applications permettant de mieux gérer son temps d’écran (ex : dans les paramètres , le menu « Bien-être numérique  » permet de mettre en place des modes coucher, sans distractions...)

Autre aspect : leur recul critique. Alors que des élèves de 6ème évoquaient des « influenceurs » et que je les interrogeais sur la définition qu’ils donneraient de ce mot, beaucoup insistèrent sur la dimension mercantile de cette influence : « Ils parlent de produits : dès que tu regardes quelque chose, en fait c’est de la pub ». Ces jeunes élèves ont déjà certains réflexes de vigilance : cette dimension publicitaire est dénoncée par certains influenceurs eux-même, et donne même lieu à des chaînes dédiées [4]. Ce que certains élèves ont expliqué avec leurs mots.

Bien entendu, à ces âges où l’estime de soi est fragile, où la valorisation par les pairs et la conformité sociale sont essentiels, la dimension narcissique de l’exposition sur les réseaux apparaît dans leur discours : « Pour moi avoir beaucoup d’abonnés ça impose le respect » affirme un élève de 6ème.
Dans cette course à la popularité, un élève de 4ème reconnaît surveiller tous les jours le nombre de ses abonnés et vues, rêvant de monétiser, et avoue flirter avec l’illégalité pour les augmenter, donnant des conseils pour tricher sur des jeux...et entraînant de fait son ban.
32% des élèves qui diffusaient des contenus apparaissaient personnellement sur leurs productions selon la première enquête au panel réduit : les réseaux sociaux, miroir et indicateur de popularité, avec les dangers que cela représente parfois en terme de confiance en soi [5].

Mais aussitôt des voix s’élevaient parmi leurs camarades, argumentant autour de l’idée de ne pas lier popularité, estime de soi, et respectabilité, les trois n’étant pas associés ; tandis que d’autres reconnaissaient que monétiser était un rêve accessible à un petit nombre d’élus, objet d’un travail, et qu’il s’agissait d’avoir un rapport sain à ses propres publications en ne cherchant qu’à s’amuser et prendre plaisir à leurs créations.

Le jeu S’prit critique et s’team de soi [6], développé par des collègues de l’académie de Guyane, a révélé l’énorme fossé existant au sein même d’une classe quant à ce recul critique nécessaire pour un bon usage des réseaux.
Ainsi, si certains pouvaient percevoir que les réseaux permettaient aussi de dénoncer et de passer des messages de prévention, et notaient le second degré ou l’humour de certaines publications, d’autres ne pouvaient pas envisager ces aspects. Cela a entraîné de longs débats sur la pertinence ou non de partager ou signaler certains posts (autour de la prévention de l’obésité, ou des violences faites aux femmes, le mouvement Mee too...).
D’autres enfin adoptent des comportements contraires à ce qui est attendu. « Moi, quand je trouve quelque chose de nul ou de débile, je partage, pour montrer que c’est nul » affirme ainsi une élève, ne percevant pas que l’audience liée à ce partage n’a pas valeur de dénonciation, au contraire, et participe à la diffusion d’idées fausses.

Ainsi, plus que jamais, et même si certains élèves parviennent, notamment via certaines vidéos, à gagner un recul critique, la médiation des professeurs et des professeurs documentalistes en particulier apparaît donc plus que jamais nécessaire. Ces enquêtes et séances nous ont éclairées afin de pouvoir adapter nos enseignements à leurs pratiques réelles, en tenant compte de leurs questionnements existants et d’une certaine maturité qui nous ont surprises.

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